Suite
«À l'heure actuelle, Carles Batlle représente un cas vraiment atypique dans le monde de la culture théâtrale catalane contemporaine, dans la mesure où il est à la fois a) historien —il a rédigé une brillante thèse de doctorat (1998) sur les débuts du parcours théâtral d’Adrià Gual, fortement influencé par le symbolisme—; b) professeur de dramaturgie à l'Institut del Teatre et à la Facultat de Lletres de la Universitat Autònoma de Barcelona; et c) dramaturge dans la double acception de créateur de ses propres textes et dans le sens allemand du terme, — comme en témoignent ses excellents travaux sur Nyam-Nyam, d'Harri Virtanen, sur La festa del blat (La fête du blé) d'Àngel Guimerà, ou sur La barca nova (La nouvelle barque), d'Ignasi Iglésias. Ajoutons à tout cela une autre façon de se consacrer à l'activité théâtrale : sa participation active au Consell de Publicacions de l'Institut del Teatre (Conseil des publications de l'Institut du théâtre) et au Consell d'Assessorament Artístic del Teatre Nacional de Catalunya (Conseil d'assistance artistique du Théâtre national de Catalogne), que Domènec Reixach dirige depuis 1998. Bref, Batlle est un homme de théâtre sans faille, à la fois complet et complexe. D'une sincérité peu commune, il connaît et aime profondément le théâtre au point d'en avoir fait une de ses passions personnelles et le centre de gravité de ses activités professionnelles.
Trois textes dramatiques de Batlle ont été publiés jusqu'à présent: Sara i Eleanora (Sara et Eleonora) (1994), Combat (1995), Les veus de Iambu (Les voix d'Iambu) (1998) . Le premier a obtenu un accessit au prix Ignasi Iglésias 1994, et la pièce a été créée au théâtre Adrià Gual le 4 octobre 1995. L'exercice théâtral efficace auquel s'y livre l'auteur prend la forme d'un discours fluide sur l'avenir professionnel de deux apprenties-actrices, qui adoptent des attitudes apparemment opposées. C'est cependant avec Combat et avec Les veus de Iambu que Carles Batlle nous a présenté deux exemples significatifs d'un théâtre de recherche conscient, qui invite à la réflexion tout en obligeant le lecteur/spectateur à prendre parti et à reconstruire, en l'appréciant, la décomposition dramaturgique du monde poétique créé par l'auteur. C'est ainsi que dans Combat, la rencontre finale — irréelle ou rêvée —, dans une ville occupée, d'une prostituée et d'un jeune soldat sans vocation nous est présentée par le dramaturge dans une structure dramatique discontinue, faite de monologues fragmentés et de dialogues avec des blancs, et se déroulant dans un espace à la fois imprécis et suggestif. En revanche, dans Les veus de Iambu, cette utilisation de la théâtralité de l'énigme que l'on trouve dans Combat est mise par Battle au service du voyage physique et intérieur de deux personnages —Berta et Víctor— qui se voient placés devant l'impérieuse nécessité de faire face à un avenir incertain qui les remplit d'inquiétude. […]
En fait, Batlle a tendance à présenter dans son théâtre —mais également dans Suite— la confrontation entre deux réalités aux nuances variées —des mondes, des ethnies, des langages, des caractères, etc.— qu'il montre de façon implicite, ambiguë et énigmatique. Le modèle théâtral qui est le sien fonctionne toujours avec un certain type de références artistiques ou littéraires: La dame de Shalott (une peinture préraphaélite de John Waterhouse) dans Combat; le récit fantastique dans Les veus de Iambu; ou, récemment, la peinture de Hopper et différentes références littéraires dans le texte de Suite —Joseph Conrad, Arthur Miller, les romans d'E.R. Burroughs, le monde de la bande dessinée et même une chanson traditionnelle catalane. Ajoutons encore à cela l'articulation d'espaces ou de géographies conceptuelles ou imprécises; l'organisation de la stratégie discursive au service d'une histoire; la recherche sur les limites établies de la forme dramatique par rapport au roman —fragmentation, discontinuité, monologues, etc.—; le glissement vers le non-concret et vers l'implicite en ce qui concerne le contenu; la construction de personnages indéfinis, mystérieux et dramatiques, qui provoquent par leur façon d'agir —ou qui devraient provoquer— une étrange sensation de perplexité et d'inquiétude dans l'esprit du lecteur/spectateur. […]
Cependant, Suite est avant tout un texte ambitieux, sans doute cryptique pour le lecteur accoutumé au «drame affirmatif», et largement suggestif de façon à pousser le «récepteur implicite» à y mettre du sien lorsqu'il démêle avec patience la proposition dramatique de l'auteur. Batlle nous y présente une étrange histoire à laquelle deux espaces scéniques servent de cadre dans un même espace dramatique. L'action se déroule dans un endroit quelconque et indéterminé d'Europe en 1999, date de la rédaction du texte. Les quatre personnages forment deux couples —le premier se connaît depuis trente-deux ans; les plus jeunes, depuis cinq ans—, deux hommes et deux femmes, différents par leur nature, leur manière d’être, leur sensibilité et leur façon de réagir face à la réalité. Une réalité qui, une fois de plus, semble étouffer toute perspective de changement, d'aventure et de réalisation humaine. […]»
(Extraits de la préface d'Enric Gallén à Carles BATLLE, Suite. Barcelona: Proa, 2001 (publicat en francès a Éditions du Laquet, 2003)).