Oasi
«[…] Les pièces de Batlle mettent en pratique, avec une cohérence surprenante, la théorie du «drame relatif», que lui-même a élaborée dans son œuvre critique. Il l'a exposée dans différents essais sur son propre théâtre, mais surtout sur l'œuvre de dramaturges contemporains, comme par exemple Lluïsa Cunillé, José Sanchis Sinisterra ou Josep M. Benet i Jornet(1). Le relativisme du «drame relatif» se réfère à un processus subjectif par lequel le personnage se constitue et se reconstitue sur la scène, toujours à travers une série de relations de dépendance et d'implication mutuelle. Tout au long du parcours artistique de Batlle, son imaginaire théâtral n'a jamais fourni de sens définitif, fermé, pur ce qui a trait aux, questions d'authenticité, de vérité, d'identité, et même de temps et d’espace. Ce qui est proposé au spectateur, ce ne sont que des visions partielles, éphémères, mais aussi conflictuelles, un portrait élusif, trop vaste et kaléidoscopique de la réalité. Dans ce sens, la façon de traiter la géographie spatiale —et en particulier l'image de la maison, l'espace domestique et la conception du lieu— au théâtre peut constituer un élément éminemment suggestif ou révélateur par rapport aux sens que peuvent prendre les notions d'identité, d’appartenance et de culture dans la vision d'un dramaturge. […]
Les personnages d'Oasi, Xavier et Raixid, dont les noms présentent une ressemblance phonétique particulière, sont deux hommes de trente-cinq ans qui ont un passé en commun. […] Par une inversion curieuse des paradigmes traditionnels, l'être déraciné, sans territoire et sans lieu, n'est pas l’immigré arabe, mais l'Européen qui vit dans une situation d'exil et d’altérité. Comme dans ses pièces précédentes, Batlle utilise une série de métaphores spatiales pour mettre en scène l'angoisse existentielle liée à la notion d’espace. Selon les indications scéniques, la scène d'introduction (scène 0) présente de façon spectaculaire une grande toile ondulante et volumineuse qui couvre presque tout l'espace de la scène. À la scène suivante (scène 1), la toile s'élève bien haut, à partir du centre, comme si c’était une tente ou une haima berbère. Sous cette structure qui évoque le monde arabe sont disposés des objets traditionnels, telle une horloge comtoise, qui évoquent étrangement une vie passée ou une identité culturelle occidentale sous-jacente. Ainsi, avec ce portrait poétique, véritable palimpseste visuel, Batlle crée une métaphore qui nous parle d’interculturalité, de métissage et de l’inscription dans l'espace d'une pluralité d'identités culturelles. La «géopathologie»(2) de Xavier, son déplacement, son retour angoissé, ses vaines tentatives pour se rappeler et retrouver ses racines évoquent indirectement la situation de la Catalogne contemporaine, un espace migratoire au flux culturel constant. La notion de «maison» apparaît comme une figure subjective qui est conjurée à travers des émotions fluctuantes et des relations relatives, à travers des entrées et des sorties sans fin. Comme dans le cas de Suite, Batlle (comme l'a fait Pinter avant lui) déconstruit l'espace scénique privilégié du drame moderne qu’est la maison familiale, le même espace scénique que l'on trouve dans la tradition réaliste/naturaliste d'Ibsen ou de Tchékhov.
Comme dans tous les drames « relatifs » de Batlle, il y a dans Oasi un rapport particulier entre la mémoire et le désir dans le contexte de ce que lui-même, en tant que critique, a appelé la fictionnalisation —ou la littéralisation— de la réalité. Il s'agit de la tendance humaine à superposer les expériences du passé à celles du présent et à réimaginer le présent comme une fonction des fantaisies et des rêves. Filtré par le point de vue subjectif de la mémoire, le passé est manipulé, idéalisé, subjectivé, fragmenté et fictionnalisé de telle façon que la réalité, ou ce qui est réel, n'émerge jamais comme une notion fixe ou fermée. Les signifiants restent en suspens dans un processus ténu et provisoire d'ajournement ou de déplacement. L'ambiguïté et l'opacité émergent comme cause et comme effet, et l'identité culturelle est conçue comme une notion dynamique et non comme une notion statique. Dans Oasi, on ne voit jamais très bien jusqu'à quel point la relation de Xavier avec la réalité et avec les événements du passé est faussée. Elle provient peut-être de la relecture de vieille photos, ou d'une série de souvenirs qui ne lui appartiennent plus (une situation qui rappelle la fictionnalisation de la réalité que l'on trouve dans Don Quichotte ou dans Madame Bovary). […]
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Voir «El drama relatiu» dans Suite, Barcelone, Proa/Teatre Nacional de Catalunya, 2001, p. 17-23 et «Notes de l'autor» dans Les veus de Iambu, introduction de Joan Castells, Barcelona, Edicions 62, 1999, p. 69-76 (repris avec quelques variantes dans «A manera de manifest: Lluïsa Cunillé i Maeterlinck» dans El Pou de Lletres, nº K-11/12-L, automne 1998-hiver 1999, p. 46-47). Voir aussi la préface à José SANCHIS SINISTERRA, El lector por horas, Barcelone, Proa/Teatre Nacional de Catalunya, 1999, p 7-20 et «El darrer teatre de Benet i Jornet: un cicle» dans l'ouvrage collectif Josep M. Benet i Jornet i la fidelitat al teatre de text, Barcelone, Eumo Editorial/Universitat de Barcelona, 2001, p. 93-119.
1. Voir Una CHAUDURI, Staging Place: The Geography of Modern Drama, Ann Arbor, U. of Michigan P, 1995, p. 55.
2.Carles BATLLE, «La nouvelle écriture dramatique en Catalogne. De la "poétique de la soustraction" à la littérarisation de l'expérience» dans Actes du colloque Écritures dramatiques contemporaines (1980-2000): L'avenir d'une crise. Études théâtrales, Université de Paris III/Université catholique de Louvain, nº 24-25, 2002, p. 134-142
(Sharon G. Felman: "Tornar a Casa" (Rentrer à la maison), dins Carles BATLLE, Oasi (Oasis). Barcelona: Edicions 62, 2003 (publicat en francès a Éditions du Laquet, 2003).